CHAPITRE V
Le merveilleux Géorgien

En juillet 1906, Nicolas II place Pierre Stolypine, alors ministre de l’Intérieur, à la tête du gouvernement. Pendant huit mois, les deux hommes gouvernent sans Douma. Le premier ministre réprime si brutalement les soubresauts de la révolution que la corde du gibet reçoit le surnom de « cravate de Stolypine ». Il engage, certes, une réforme agraire radicale visant à la création d’une classe nombreuse de petits propriétaires fonciers. Celle-ci élargirait l’assise sociale du régime en brisant l’unité corporative et politique du monde paysan qui fonctionnait jusque-là en organisations communautaires, dont il veut émanciper les paysans les plus énergiques et les plus entreprenants pour réveiller chez eux l’instinct de propriété. Tout paysan se voit ainsi octroyer le droit de quitter la commune pour exploiter son ou ses lopins en toute propriété et il bénéficie de taux d’intérêt réduits pour en acheter d’autres. La réforme divise le monde rural : certains paysans sortis de la communauté retrouvent leur ferme incendiée, leur champ dévasté, leur récolte détruite, leur bétail mutilé ou égorgé. Mais elle touchera finalement moins de 10 % des foyers paysans qui, pour la plupart, parce qu’ils sont pauvres, privés de matériel et de crédit, végètent, se ruinent et louent leur lot. La réforme ne permettra donc pas de voir se former la couche de petits propriétaires individualistes que Stolypine appelait de ses vœux.

Cette tentative de réforme agraire s’accompagne d’une mise au pas politique. La seconde Douma, entrée en fonction le 5 mars 1907, est dissoute le 3 juin par un manifeste impérial qui dénonce « l’imperfection de la loi électorale grâce à laquelle l’institution législative se remplissait de membres qui n’exprimaient pas les besoins et les aspirations populaires ». Ne pouvant influer sur les votes, le tsar en modifie le calcul en changeant les quotas par curie. Un électeur élu au premier degré pour désigner les députés représente, en fonction de sa curie, 230 propriétaires fonciers, 60 000 paysans ou 125 000 ouvriers. La troisième Douma, élue sur cette base le 1er novembre 1907, semble faite sur mesure pour la couronne.

À cette époque, en mai 1907, Koba assiste, à Londres, au deuxième et dernier congrès réunifié du Parti social-démocrate russe. Il se prétend délégué du district de Bortchalo, dont les mencheviks caucasiens contestent l’existence, et est admis sans droit de vote. Il se tait tout au long des trois semaines du congrès. Il ne visite pas plus Londres qu’il n’a visité Stockholm. Il voit en revanche, et pour la première fois, Trotsky, arrivé au congrès au lendemain de son évasion triomphale de Sibérie où il avait été condamné à l’exil perpétuel à la fin du procès du soviet de Saint-Pétersbourg. Dans son compte rendu, imprimé dans le Prolétaire de Bakou, Koba, dont Trotsky n’a pas même soupçonné l’existence, commente les interventions enflammées pour l’unité de l’ancien président du soviet de Saint-Pétersbourg en une demi-ligne dédaigneuse et partiellement vraie : « Il s’est révélé une magnifique inutilité[136]. »

Koba n’est pas élu membre du centre dirigeant bolchevik secret constitué à Londres, mais, sur le chemin du retour, il s’arrête à Berlin où il s’entretient avec Lénine. De quoi discutent-ils ? Ni l’un ni l’autre n’en a jamais rien dit. La chronologie des Œuvres complètes dissimule cette visite, omission étrange pour un homme attaché à souligner ses rapports étroits avec Lénine. La discussion porte donc sur un point que Staline désire cacher, sans doute la préparation de quelques « ex ».

Au nom de la morale, les mencheviks ont fait condamner les « ex » par le congrès. Mais Lénine n’entend pas y renoncer. Les adhérents s’étiolent, les libéraux désabusés ne versent plus leur obole, quand les besoins sont plus évidents que jamais. Étant donné la condamnation du congrès, le secret le plus rigoureux s’impose. Koba semble être l’homme de la situation : le Caucase, fort de sa tradition de brigandage et de rébellions antirusses, est le lieu privilégié des « ex » – les groupes nationalistes et révolutionnaires et les truands en ont effectué plus de mille en trois ans. Silencieux à Londres, Koba n’a pas attiré l’attention sur lui. Rentré au Caucase début juin, il présente un rapport banal sur le congrès dans les comités bolcheviks de Bakou, de Tiflis et de quelques bourgs de Géorgie occidentale.

Mais il aurait aussi, dit-on, organisé en cet été 1907 le hold-up d’un bateau transportant des fonds publics, puis l’attaque du fourgon du Trésor de Tiflis. L’écrivain abkhaze Fazil Iskander, soixante-dix ans plus tard, dans un récit fondé sur de vieilles rumeurs attribuant alors aux bolcheviks le pillage en rade de Bakou du navire Nicolas Ier, dresse le portrait d’un Koba tueur et parrain qui attaque le bateau reliant Poti à Odessa, fait abattre les quatre matelots, pourtant complices, par ses trois acolytes qu’il liquide avant de s’enfuir dans la montagne avec le butin[137]. Selon la tradition orale, huit « abreks », et non quatre, auraient massacré l’équipage, embarqué un quintal d’or et d’argent, puis se seraient entre-tués sur ordre de leur chef, Koba, qui aurait raflé le magot dont le Parti n’aurait jamais vu un kopeck. Le Koba abattant ses complices annoncerait le Staline liquidant ses anciens camarades. Mais on se demande ce qu’il aurait fait de ce prétendu butin, car il végète alors dans le dénuement. À Bakou, il vit dans une pièce dont les rideaux blancs accrochés aux fenêtres et les napperons de dentelle, brodés par Catherine Svanidzé, sur les coussins du lit, masquent mal la pauvreté…

Si l’« ex » du navire ressemble plutôt à une mauvaise série B, celle de Tiflis, elle, est un modèle du genre. Le 13 juin 1907, peu avant 11 heures du matin, un fourgon du Trésor public emportant 341 000 roubles en billets, escorté de cosaques, arrive sur la place centrale de la ville, dite place d’Erevan, dont, depuis l’aube, un officier balafré tente d’écarter les passants. À l’arrivée du fourgon, trois individus se lèvent en brandissant leurs revolvers et tirent sur les policiers disposés au carrefour ; six autres lancent une bombe sur le fourgon. Deux cosaques et un garde s’effondrent, un autre tire vers les toits, l’attelage s’emballe, un homme se jette à sa poursuite, lance une nouvelle bombe qui renverse le cocher, les chevaux, les sacs de billets et le poursuivant, lui-même à demi assommé. L’officier de police balafré le pourchasse, debout sur un fiacre, jurant, hurlant, tenant d’une main les rênes, tirant de l’autre des coups de revolver en l’air, le rejoint, empoigne à terre les sacs que les deux hommes hissent dans le fiacre qui disparaît dans une ruelle adjacente. Le faux officier, Kamo, et son complice s’enfuient et dissimulent, le soir, l’argent à l’Observatoire de géophysique où Koba avait jadis travaillé, puis l’envoient en Occident ; tous ceux qui tentent d’écouler les coupures de 500 roubles, aux numéros soigneusement notés par la banque, sont arrêtés. Ce « pillage d’une audace inouïe », selon les mots d’un journal russe, fit grand bruit en Russie et en Europe. La rumeur porte jusqu’à quarante le nombre des cosaques et policiers tués ce jour-là. La chasse aux agresseurs envolés et aux billets disparus multiplie les dénonciations anonymes et l’envoi d’innocents en Sibérie.

Le rôle de Staline dans cette affaire a suscité un flot d’hypothèses non vérifiées. Adam Ulam affirme : « Il fut le principal "stratège et organisateur" du raid[138]. » Selon Robert Conquest, en revanche : « Rien ne prouve que Staline ait eu un lien avec l’affaire[139]. » Isaac Deutscher écrit curieusement : « Le rôle de Koba dans toute cette affaire fut très important, bien qu’il n’ait jamais été clairement défini[140]. » Staline lui-même passera toujours cet épisode sous silence : en 1931, alors qu’Emil Ludwig l’interroge sur son rôle, il lui tend, en guise de réponse, une brochure absolument muette sur les « ex ». Une chose est sûre : il n’y participe pas directement. La seule trace d’un lien de Koba avec cette « ex » est la demande présentée le 29 septembre 1907 par Litvinov au secrétaire du Bureau socialiste international, dépositaire d’une partie des fonds dérobés, d’envoyer 1 000 francs sur l’argent des « ex » qu’il avait en dépôt à « Koba, Bakou », pour les frais de l’organisation de défense bolchevique. Mais cet envoi ne prouve rien : les bolcheviks ne partageaient pas le butin entre les participants d’une opération, ils le répartissaient en fonction des besoins…

Koba n’a pu diriger l’« ex » de Tiflis. Le congrès de Londres s’est achevé le 19 mai, Koba s’est ensuite arrêté à Berlin pour rencontrer Lénine ; le retour au Caucase exigeait une quinzaine de jours et une opération comme l’« ex » de Tiflis ne s’improvise pas à la dernière minute. C’est Kamo qui en a été le maître d’œuvre, et Koba lui a, au mieux, donné son aval. La veuve de Kamo ne mentionne d’ailleurs jamais son nom dans le récit qu’elle en fit en 1924. Bref, son éventuelle intervention n’a laissé aucune trace, et les déclarations ultérieures de ses camarades à ce sujet sont extrêmement vagues. Le bolchevik Koté Tsintadzé raconte que Koba approuva son idée de créer des détachements de combat pour attaquer les bureaux du Trésor, mais approuver n’est pas diriger. Quant à Kamo lui-même, mort en 1922, écrasé par un camion, à Tiflis, il n’a jamais rien dit de cette affaire qui connut un rebondissement dix ans plus tard.

Le 18 mars 1918, en effet, le menchevik Jules Martov dénonce dans un article du journal Vperiod les « ex » organisées au Caucase et affirme que les faits devaient être bien connus de Staline alors exclu du Parti pour avoir trempé dans ces expropriations. Le Comité transcaucasien, dominé par les mencheviks, avait en effet exclu en 1908 les auteurs de « l’ex » de Tiflis, mais on ne sait si Koba était nommément visé. Martov l’affirme. Staline dénonce cette « calomnie ignoble », l’attaque en justice, mais ne dit mot de l’« ex » elle-même. Martov exige la citation de deux mencheviks et deux bolcheviks géorgiens, dont l’ancien président d’une commission d’enquête sur la tentative d’assassinat d’un ouvrier coupable d’avoir accusé le comité de Bakou et Staline en personne du pillage du Nicolas Ier. Staline s’oppose à leur convocation mais laisse courir dans le parti bolchevik la rumeur de sa participation à l’« ex » de Tiflis, qui a l’avantage de le présenter comme un homme audacieux, plus préoccupé d’action que de bavardages théoriques. En 1932 encore, Trotsky croyait que Staline avait été l’un des dirigeants de l’opération.

Koba a, dans cette affaire, incité, supervisé, contrôlé en coulisses les rumeurs et les versions successives, sans intervenir directement ni laisser trace écrite ou témoignage. Il esquisse ainsi sa future ligne de conduite : laisser les autres s’engager ou les inciter dans l’ombre à agir sans donner de consigne précise ni se porter en première ligne, afin de revendiquer le succès sans être compromis par l’échec. C’est la leçon du séminaire de Tiflis : Koba y a acquis le goût de l’action discrète, voire secrète, de la dissimulation, de l’ombre d’où l’on peut tirer les ficelles sans être vu. Manipulateur en coulisses, paralysé lors des crises révolutionnaires quand le peuple se prend en main, il est en revanche l’homme idéal des combines et des coups tordus.

Après l’« ex » de Tiflis, Koba quitte sans regret la capitale géorgienne et « les travailleurs de Tiflis l’endormie, remparts de la contre-révolution menchevique[141] » (dira-t-il aimablement en mars 1918), pour Bakou, devenue la place forte bolchevique du Caucase, sous l’impulsion de deux militants dynamiques, agitateurs énergiques et orateurs de masse, Djaparidzé et Chaoumian, que Koba jalouse et calomnie à l’occasion et qui, en retour, le détestent franchement. Le 25 octobre 1907, il est élu au comité de Bakou bien que Chaoumian dénonce à qui veut l’entendre sa « conduite de vipère », c’est-à-dire les ragots qu’il répand et les intrigues qu’il fomente en coulisses.

Bakou est au carrefour de l’Asie proche et d’une Europe lointaine. En bon social-démocrate, Koba voit dans l’Asie la barbarie et dans l’Europe la civilisation. Dans ses articles, il dénonce les « dispositions asiatiques », « les agissements d’une sauvagerie asiatique » et « la tactique offensive asiatique » du patronat pétrolier local. Et il oppose à ce présent douloureux l’avenir meilleur qui se profilera « lorsque les patrons s’engageront nettement dans la voie des rapports civilisés à l’européenne[142] ».

Le 19 mars 1907, Catherine Svanidzé met au monde un garçon, Jacob. Elle meurt le 25 novembre 1907, selon les sources, de pneumonie ou de tuberculose. Le chagrin de Koba est immense. Il laisse la famille organiser des funérailles religieuses. Une photographie prise au cimetière le montre alors les cheveux hirsutes, les traits tirés, le visage amaigri. Son ami Iremachvili le décrit blême, secoué par le chagrin. Koba, si renfermé d’ordinaire, lui déclare : « Cette créature adoucissait mon cœur de pierre ; elle est morte, et avec elle sont morts mes derniers sentiments tendres envers les hommes. » Posant la main sur son cœur, il profère : « Là-dedans, c’est devenu vide, indiciblement vide[143]. » Le deuil endurcit brutalement cet homme déjà peu porté à la sentimentalité.

Jacob affirmera toujours être né en 1908. Avait-il donc six mois… ou dix-huit à la mort de sa mère ? Sans doute sa grand-mère maternelle s’arrangea-t-elle avec l’Église pour repousser la date de naissance à mars 1908 afin de retarder l’incorporation ultérieure de Jacob dans l’armée. Il suffisait de graisser la patte du prêtre chargé de l’état civil. En tout cas, il représente un véritable fardeau pour un militant clandestin, et Koba s’en débarrasse en le confiant à sa belle-sœur Sachiko. Il semble même oublier son existence. Dans le questionnaire de police qu’il remplit le 12 juillet 1912, en face de la question : « Avez-vous des enfants, si oui quel prénom et quel âge ? », Koba trace un simple trait qui élude la réponse, alors que Jacob a déjà quatre ans[144]. Dans ce même questionnaire, il précise qu’il est de confession orthodoxe et ne connaît aucun métier.

Le mouvement ouvrier russe est alors en plein reflux ; le nombre de grévistes tombe de 2 750 000 en 1905 à 50 000 en 1910. Des groupes entiers du Parti sont décapités par les provocateurs infiltrés qui livrent les dirigeants. L’unité retrouvée du parti social-démocrate pendant la montée de la révolution ne résiste pas à la défaite. Les mencheviks aspirent de plus en plus à jouer les opposants parlementaires dans la Douma croupion ; leur aile droite, pour y parvenir, entend même décapiter l’activité clandestine, à ses yeux aventuriste, au profit du seul travail légal dans les syndicats et les mutuelles, et adapter le programme du Parti aux exigences de la légalité. Lénine accuse alors ses membres de vouloir « liquider le Parti » et les qualifie donc de « liquidateurs ». Les bolcheviks, de leur côté, sont déchirés par des luttes intenses entre fractions : les « otzovistes » veulent retirer (otsyvat) les députés sociaux-démocrates de la Douma réactionnaire ; les « ultimatistes » leur demandent de présenter au gouvernement un ultimatum radical puis de se retirer. Bref, les uns veulent circonscrire l’action du Parti à son aspect légal, les autres à la seule illégalité. Les intellectuels, désenchantés, se réfugient dans le mysticisme, les messes noires, l’art pour l’art, la quête de Dieu, l’érotisme. L’écrivain à la mode est le libertin Artsybachev, sorte de Jean Lorrain russe, que le pudibond Koba traite d’« écrivain des sentiments bas, […] écrivain vulgaire qui écrit sur des choses vulgaires[145] ».

La Cour se décompose. Dans son journal intime, la très monarchiste épouse du général Bogdanovitch vitupère « le grand-duc Alexandre Mikhailovitch [qui] mène à Yalta une vie de débauche. Astachef, le commandant du yacht impérial […] a séduit le tsar en lui montrant sa collection de cartes postales pornographiques… C’est un filou, mais le tsar le protège. […] la maîtresse du grand-duc Alexis Alexandrovitch coûte plus cher que la défaite de Tsushima[146] ». L’ascension de Raspoutine donne à ce portrait de famille sa touche définitive. Le 1er novembre 1905, le tsar avait reçu « un homme de Dieu », le moine Raspoutine, devenu bientôt l’intime de la dame de compagnie de l’impératrice. En 1907, l’impératrice lui attribue l’arrêt d’une hémorragie de son fils, le tsarévitch Alexis, hémophile. Raspoutine exerce dès lors une vive influence sur cette femme hystérique et autoritaire, qui tente d’imposer ses vues à son époux, autocrate hésitant, aussi indécis que convaincu de son pouvoir absolu. Ce moine crasseux séduit des duchesses, organise des repas orgiaques, pratique la débauche, la voyance, la guérison miraculeuse… et le trafic d’influence. La tsarine transmet ses conseils au tsar, qui les suit parfois. Raspoutine fait nommer quelques protégés à des postes importants ; sa capacité à monnayer son crédit à la Cour fait qu’on lui attribue la nomination de ministres. Cette rumeur, exagérée, mine la Cour.

Au début de 1908, les ouvriers du pétrole de Bakou exigent une augmentation de salaire. Les patrons refusent. Sous l’impulsion des bolcheviks, parmi lesquels se trouve Koba, très actif, la grève éclate et les patrons proposent de négocier. Koba réclame des garanties de sécurité pour les délégués ouvriers. Les patrons promettent, mais dénoncent à la police les délégués et leurs conseillers bolcheviks qui se réunissent dans les cafés de la ville. Le 25 mars, lors d’une rafle, la police arrête Koba, porteur de papiers au nom de Nijaradzé. Les grévistes obtiennent pourtant une augmentation, cas rarissime en ces années de reflux révolutionnaire. L’habileté manifestée alors par Koba est, après les « ex », le second facteur de son ascension politique. Les dirigeants du comité de Bakou monteront rapidement dans le parti bolchevik : outre Koba, Ordjonikidzé, Spandarian, Chaoumian, Djaparidzé, les deux frères Enoukidzé, Vorochilov.

Koba est incarcéré à la prison Bailov de Bakou. Prévue pour 400 détenus, elle en accueille alors quatre fois plus : les prisonniers s’entassent dans les cellules, dans les couloirs, sur les escaliers. Il y rencontre un socialiste-révolutionnaire, Verechtchak, qui publiera des souvenirs à Paris en 1928, et un jeune menchevik, fils de pharmacien, Andrei Vychinski. Selon Verechtchak, le directeur de la prison fit un jour passer tous les prisonniers politiques entre deux rangées de soldats qui les matraquèrent de bon cœur. « Koba, affirme-t-il, marcha sous les coups de crosse sans baisser la tête, un livre à la main[147] », qui deviendra, sous la plume de l’historien officiel Iaroslavski, un ouvrage de Marx. Lire un livre en marchant, la tête droite, sous les coups de crosse relève de l’exploit. En 1937, les auteurs du projet de Précis d’histoire du Parti bolchévique, dont faisait partie Iaroslavski, supprimèrent la référence à Marx mais écrivirent : « Le courage et la fermeté du camarade Staline soutinrent le moral des autres détenus[148]. » Staline barra tout le paragraphe d’un trait de plume. En 1937, son culte le hissait au niveau d’une divinité, et une divinité ne saurait se faire bastonner, fût-ce la tête haute. L’épisode disparut dès lors de la légende.

Staline manifeste un sang-froid à toute épreuve. L’un des jeux favoris des détenus est de pousser un voisin à bout jusqu’à ce qu’il perde le contrôle de lui-même. Nul n’y parvient avec Koba. Lors des exécutions nocturnes qui agitent la prison, il dort ou étudie, sans succès d’ailleurs, l’espéranto, qu’il voit comme la langue future de l’Internationale. Indifférent aux autres, il ne propose lui-même aucune action de solidarité, mais ne se désolidarise jamais d’aucune décision, même de la plus extrême et la plus absurde.

Verechtchak nous montre aussi un Koba qu’impressionnent les auteurs d’un bon coup, les maîtres chanteurs, les pillards, un Koba intrigant, sournois, capable de diffamer un codétenu en sous-main. Il insiste sur sa capacité à pousser les autres tout en restant à l’écart ; Koba fait ainsi assommer un jeune Géorgien et assassiner un jeune ouvrier en suggérant que ce sont des provocateurs. Verechtchak ajoute : « Cette aptitude à frapper secrètement par les mains d’autrui, tout en passant inaperçu, fit de Koba un combinard astucieux qui ne reculait devant aucun moyen et évitait toute reddition de comptes, toute responsabilité[149]. » En même temps, Koba, qui connaît par cœur tout un chapelet de citations de Marx, participe avec ardeur aux discussions passionnées entre détenus politiques. Vychinski défend le point de vue menchevique contre lui. Il est aussi l’un des rares détenus à recevoir des colis. Or les politiques ont l’habitude de les partager avec leurs codétenus. Vychinski se conforme à la tradition, mais cède sa propre part à Koba, qui bénéficiera de sa générosité jusqu’à la libération de son bienfaiteur, le 28 octobre.

Quelques jours plus tard, il est envoyé en résidence surveillée à Solvytchegodsk, bourgade endormie, riche de douze églises et de 2 000 habitants, dont un quart d’officiers et de moines et un autre quart d’exilés politiques, située à quelque 500 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg et au nord-est de Moscou, dans la région de Vologda. La ville et sa région, lieu d’exil ou de transit pour les révolutionnaires, fournissent aussi des gardiens de prison, des sentinelles et des convoyeurs d’exilés. Koba y arrive le 27 février 1909, après un voyage de plus de trois mois interrompu par un séjour de deux semaines à l’hôpital de Viatka pour un début de typhus attrapé dans la prison de transit crasseuse de cette ville. Un rapport de police le juge vite « grossier, insolent et irrespectueux à l’égard des autorités[150] ».

Il se refuse à chercher du travail, bien qu’il en ait le droit : le travail manuel est indigne du révolutionnaire professionnel qu’il est. Au cours de ses exils successifs, il ne travaillera d’ailleurs jamais, à la différence d’autres exilés. Il s’ennuie donc très vite, et décide de reprendre du service. Le 24 juin, il quitte Solvytchegodsk muni d’un passeport au nom d’Oganes Totomiants, part à Saint-Pétersbourg, y cherche en vain Serge Alliluiev chez lui et à son usine, puis, épuisé, le rencontre par hasard dans la rue. Alliluiev l’installe chez un sympathisant, le concierge d’une caserne d’un régiment de la garde. Deux semaines plus tard, Koba repart à Bakou où le comité bolchevik, décimé par les arrestations, se disloque. Arsenidzé l’accuse d’avoir dénoncé à la police Stepan Chaoumian, dont il est jaloux. Une commission d’enquête bolchevique sur cette affaire aurait convoqué Koba et vu arriver la police. Rumeur encore…

En tout cas, Koba a pris de l’assurance. En août 1909, définissant les tâches du dirigeant, il s’admoneste lui-même en prenant le Christ comme modèle, chose assez inhabituelle pour un bolchevik : « Il faut une fois pour toutes rejeter la modestie excessive et la peur de l’auditoire, il faut s’armer d’audace et de confiance en ses propres forces ; ce ne sera pas un grand malheur si dans les premiers temps on commet quelque bévue, on trébuche une ou deux fois ; après on finit par s’habituer à marcher tout seul, comme Jésus marchant sur les eaux[151]. » Après s’être ainsi encouragé à aller de l’avant sans hésitation ni état d’âme, il propose la fondation d’un journal central publié en Russie (et non plus à l’étranger sous l’autorité de Lénine), dont les dirigeants vivant en Russie s’émanciperaient ainsi. En janvier 1910, deux militants bolcheviks favorables à la conciliation avec les mencheviks, Noguine et Froumkine, proposent à Lénine de créer une section russe du Comité central, qui siégerait dans le pays. Ils suggèrent cinq noms dont celui de Koba, que Noguine, qui le considère comme un conciliateur, a connu au Caucase. Au même moment, Koba publie un article prônant l’unité avec les mencheviks, tout en constatant avec regret qu’« elle n’a pas encore été réalisée, car les vœux ne suffisent pas à liquider une scission[152] ».

Koba est à nouveau arrêté, le 24 mars 1910, à Bakou. Il passe six mois en prison. Le chef de la gendarmerie locale propose de « le déporter pour cinq ans dans les endroits les plus éloignés de Sibérie […] vu sa participation acharnée à l’activité des partis révolutionnaires, dans lesquels il occupait une place tout à fait importante[153] ». La formulation imprécise (« les partis révolutionnaires », « une place tout à fait importante ») montre que la gendarmerie ne sait pas grand-chose de lui. Elle le renvoie à Solvytchegodsk achever sa mise en résidence surveillée interrompue, qui prendra fin le 27 juin 1911, et l’interdit de séjour au Caucase pour cinq ans. De toute évidence, Koba n’est encore pour elle que du menu fretin.

Parti le 23 septembre de Bakou, il arrive à Solvytchegodsk le 29 octobre. Avec un autre bolchevik exilé, il s’abonne gratuitement à une dizaine de revues littéraires et historiques. Il dévore La social-démocratie allemande de Mehring et les Cours d’histoire de la Russie de Klioutchevski. Un jour, il lit aux exilés une conférence sur sa conception de la littérature. Molotov prétend avoir alors entendu parler de lui par un dénommé Sourine, exilé, qui lui écrivit : « On a vu débarquer ici à Solvytchegodsk un certain Staline, c’est le Lénine caucasien[154]. » Le faux est patent : Koba ne prendra le pseudonyme de Staline que deux ans plus tard, en 1913. Comme Staline ne reviendra jamais à Solvytchegodsk, la lettre de Sourine a été inventée pour authentifier l’imaginaire et pompeuse formule du « Lénine caucasien ».

En 1910, il subsiste à peine une dizaine de comités bolcheviks en Russie ; celui de Moscou, contrôlé par le policier Koukouchkine, a été entièrement démantelé par l’Okhrana. Ce reflux n’affecte guère Koba. S’il n’a pas le brio d’un intellectuel, il n’en a pas non plus l’instabilité, et comme il n’est pas ouvrier, il ne ressent pas dans sa chair la défaite et ses conséquences à l’usine. Resté à l’écart du bouillonnement des masses en 1905-1906, il n’est guère affecté par leur apathie. Et puis, cet homme opiniâtre et rude maîtrise aisément les désillusions d’un enthousiasme mesuré. Hier noyé dans le tourbillon de la révolution, il appartient désormais à la minuscule phalange des cadres qui subsistent à travers la débandade et permettront au bolchevisme d’en ressortir affaibli, mais vivant.

Des modifications bouleversent alors la social-démocratie russe. Lénine et Plekhanov s’unissent, en effet, contre tous les autres courants de la social-démocratie russe, tous ceux qui ont pris le parti de l’unité avec les « liquidateurs ». Koba hésite. Le 31 décembre 1910, dans une lettre au Comité central où il approuve cette alliance et qualifie Lénine de « moujik malin », il revient sur l’idée avancée six mois plus tôt : la vraie direction doit se trouver en Russie. « L’émigration […] ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel c’est l’organisation du travail en Russie […]. Notre première tâche, qui ne souffre pas de retard, c’est l’organisation d’un groupe central [russe] […] qui est nécessaire comme l’eau et le pain. » À cette fin, il propose la réunion en Russie (donc sans Lénine…) d’une conférence « qui, peut-être bien, trouverait les gens convenables[155] », dont il pense évidemment faire partie. Il revient sur la question quelques jours plus tard dans trois lettres qu’il adresse de son bourg perdu à des bolcheviks « conciliateurs » de Moscou. Il y raille sans ménagement la polémique théorique et philosophique menée par Lénine contre les disciples du physicien Mach dans Matérialisme et empiriocriticisme, qu’il qualifie de « tempête dans un verre d’eau ». « Les ouvriers commencent à regarder l’émigration en général avec dédain et disent : "Qu’ils demandent la lune si le cœur leur en dit, mais nous à qui les intérêts du mouvement sont chers, travaillons, et le reste s’arrangera." C’est selon moi ce qu’il y a de mieux à faire[156]. » Bref, les émigrés coupent les cheveux en quatre pendant que les militants de l’intérieur travaillent. Lénine, informé de la remarque sarcastique de Koba sur son ouvrage, la prend fort mal et déclare à Sergo Ordjonikidzé, ami de Koba et alors en stage à l’école du parti bolchevik à Longjumeau : « Des petites plaisanteries dans le genre de cette "tempête dans un verre d’eau" trahissent l’immaturité de Koba comme marxiste[157]. »

Dans sa seconde lettre, Koba s’interroge sur les « racines [sic !] » de cette « tempête dans un verre d’eau » : désaccords philosophiques ou conflits d’egos ? Poser la question c’est déjà y répondre. Dans la troisième lettre, il critique « certaines gaffes isolées (mais non précisées) d’Ilitch[158] » qu’il accuse de dissimuler, pour des raisons diplomatiques, les différences importantes entre son matérialisme et celui de Plekhanov. Ainsi, pour s’allier avec lui, Lénine dissimulerait des divergences philosophiques profondes auxquelles il donne une si grande importance dans Matérialisme et empiriocriticisme. Sa rigueur à éclipses frôlerait ici l’opportunisme…

À la fin de janvier 1911, Koba quitte la petite chambre qu’il louait depuis son arrivée dans la bourgade pour s’installer chez Maria Kouzakova. Cette accueillante veuve hébergeait volontiers des exilés politiques, qui, selon la rumeur publique, lui laissaient chacun un rejeton en héritage. Elle en avait alors cinq. « On était à l’étroit, dira-t-elle plus tard, les enfants dormaient sur le plancher… J’avais beaucoup d’enfants, ils faisaient souvent du bruit et ce n’était pas facile de lire[159]. » Elle se rappelle Koba arrivant chez elle, sanglé dans un épais manteau noir et coiffé d’un feutre sombre. Il est le père d’un sixième enfant, Constantin, qui vient s’ajouter à cette famille nombreuse mal logée. En 1995, l’hebdomadaire Argumenty i Fakty (no 37) a publié une interview de ce Constantin Kouzakov, alors âgé de 85 ans, qui y déclare avoir appris tout petit qu’il était le fils de Staline à qui il ressemblait énormément. Il fera carrière dans l’appareil du Parti au pouvoir, comme adjoint du chef du département d’agit-prop (agitation et propagande) du Comité central, puis comme premier adjoint du ministre du Cinéma, Bolchakov. Staline le protégera et, alors que la chronologie de ses Œuvres n’évoque pas son mariage, il y a fait figurer la mention suivante : « Mars-juin 1911 : Des perquisitions répétées sont effectuées chez I. V Staline (dans la maison de M. P. Kouzakova)[160] » dont il a ainsi voulu sauver le nom de l’oubli. Après la révolution d’octobre, Maria Kouzakova, informée des hautes fonctions occupées par son ancien galant, lui écrira pour lui demander de l’aide. Il ne lui répondra pas.

Libéré le 27 juin 1911 de Solvytchegodsk, avec interdiction de se fixer dans les grandes villes, Koba s’installe un instant à Vologda. Il y arrive le 19 juillet et loue pour trois roubles par mois une chambre dans la maison d’un gendarme à la retraite. La police, qui file celui qu’elle appelle finement « le Caucasien », en trace le portrait suivant : « Taille moyenne, entre 33 et 35 ans, teint basané, collier de barbe court, visage allongé portant des traces de petite vérole ou des taches de rousseur, cheveux noirs coupés court, constitution physique normale, démarche régulière, vêtu d’un pantalon à rayures, porte un chapeau mou sombre. Type géorgien[161]. » L’État verse alors aux exilés 7 roubles et 40 kopecks par mois pour leur entretien. Cela suffit pour manger à sa faim, et Koba se refuse toujours à chercher du travail.

Il ne se mêle pas aux cercles d’exilés politiques dont les discussions et les débats passionnés l’ennuient. Un mois plus tard, la police signale que le Caucasien, désœuvré, se promène régulièrement, depuis le début du mois d’août, dans la ville au bras d’une jeune fille « de taille moyenne, âgée de 23 ans, intellectuelle, aux épais cheveux noirs, au visage bien dessiné, de constitution physique normale, à la démarche régulière. Elle est vêtue d’un manteau court noir, d’une jupe à la mode, noire par-devant, rouge par derrière, et d’un chapeau avec une garniture noire[162] ». Les policiers, qui l’appellent l’« élégante » mais taisent son nom, indiquent les jardins publics où les deux jeunes gens se promènent, les cabarets où ils déjeunent, aux frais de l’« élégante », fille d’un paysan aisé, et le temps qu’ils passent chez elle.

Il s’agit d’une amie de son camarade Pierre Tchijikov, exilé lui aussi mais qui a cherché et trouvé un emploi à plein temps comme commis chez un marchand de fruits et légumes : la jeune Pelagueia (ou Pauline) Onoufrieva. Elle rédigera en 1944 des souvenirs non publiés sur leur amitié. La police la considère, à tort ou à raison, comme la fiancée de Tchijikov. Admirative du « sens du beau » de Koba, elle a avec lui de longues discussions passionnées sur la littérature et l’art. Il lui parle longuement de sa femme, décédée trois ans plus tôt, et lui répète sans cesse : « Vous ne pouvez pas savoir les beaux vêtements qu’elle était capable de faire[163] ! »

Il s’inscrit à la bibliothèque municipale et, selon le rapport du mouchard qui le file, s’y rend dix-sept fois pendant les trois mois et vingt-deux jours que dure son séjour à Vologda. C’est sans doute alors qu’il lit Lamarck, ce naturaliste français napoléonien pour qui l’exercice régulier d’une fonction modifie puis transforme l’organe qui la remplit d’une façon permanente et transmissible aux descendants, grâce à l’hérédité des caractères acquis. Il utilisera plus tard ces lectures pour soutenir le charlatan Lyssenko, qui prétendra transformer les espèces mais n’y arrivera que sur le papier. Il lit et annote soigneusement les Essais sur l’histoire de la littérature d’Europe occidentale de Kogan. À son départ, il en fait cadeau à Pelagueia, avec une dédicace : « À l’intelligente et méchante Pauline ; de Joseph l’original[164] ». C’est ainsi qu’elle le jugeait : un « original », un homme à part, ce qui n’est pas un compliment dans le monde paysan. « L’élégante » a-t-elle dissimulé dans ses souvenirs une liaison avec le futur maréchal ? C’est peu probable. Si Koba la traite de « méchante », c’est qu’elle l’a tenu à distance. Le fonds Staline conserve deux cartes postales qu’il lui a envoyées. La première représente deux déesses enlacées, dont l’une a la poitrine dénudée, l’autre la statue d’un homme nu embrassant une Aphrodite à demi nue. Il y écrit : « Votre baiser que m’a transmis Pierrot est enregistré. Je vous embrasse en retour, mais je ne vous embrasse pas simplement, mais très for-te-ment (simplement embrasser ne vaut pas la peine). Joseph[165]. » L’invitation est transparente, mais l’élégante est plus réservée que l’accueillante Kouzakova. Le flirt restera épistolaire. Lors de son départ, elle lui offre une chaînette ornée d’une croix. Koba arrache la croix, et transforme la chaînette en breloque à laquelle il suspend sa montre…

Les discussions littéraires, la bibliothèque et ce flirt ne suffisent pas à remplir ses journées. Il collectionne les cartes postales représentant des tableaux des grands peintres classiques, qu’il laissera à Pauline lorsqu’il quittera la ville. Cette occupation monotone n’est qu’un pâle dérivatif et l’inaction lui pèse. Le 6 septembre, le passeport de son ami Tchijikov en poche, il prend le train pour Saint-Pétersbourg où il arrive le 7 septembre. Le mouchard attaché à ses basques a déjà envoyé une note à la gendarmerie de la capitale : « À 3 heures 45 le Caucasien est arrivé à la gare avec ses affaires […] il est monté dans un wagon de troisième classe du train de Saint-Pétersbourg[166]. »

Koba n’a pas de chance : deux jours plus tôt, à Kiev, Morda Bagrov, un terroriste du Bund lié à la police, a abattu le Premier ministre Stolypine. La police multiplie les rafles dans les milieux révolutionnaires. Se méfiant des souricières, Koba erre par les rues dans l’espoir de croiser un ami. Ce jour-là, il pleut. Trempé, il déambule des heures durant et finit par rencontrer un militant, qui l’emmène dans un meublé. Koba tend son passeport au nom de Piotr Tchijikov. Le gardien trouve suspect ce Russe à l’accent géorgien prononcé, le dénonce et la police cueille Koba le soir du 10 septembre… Après trois mois passés en prison, il est condamné à trois ans d’exil avec le droit de choisir son lieu de résidence. Aux yeux de la police tsariste, il n’a donc pas monté en grade. Il choisit Vologda, où il arrive le 25 décembre. Hélas, l’élégante a quitté la ville cinq jours après lui, le 11 septembre, et cette romance inachevée le restera. En 1917, elle épouse un ouvrier mécanicien. Au début des années 1930, son père et son frère sont « dékoulakisés », c’est-à-dire expropriés et exilés en Sibérie. En 1937, le NKVD arrête son mari, le relâche, l’arrête à nouveau en 1947 et le condamne à dix ans de prison en tant qu’ennemi du peuple. Jamais alors elle ne s’adresse à Staline. Elle ne se rappelle qu’une seule fois à son bon souvenir, peu après la guerre, quand les autorités privent son garçon de bourse en tant que « fils d’ennemi du peuple ». Elle lui écrit alors, et Staline, sans lui répondre, fait restituer la bourse. À sa mort, la fille de Pelagueia éclatera en larmes, comme ses camarades de travail. Elle le racontera à sa mère qui lui répondra : « Moi, je n’ai pas pleuré[167]. » Pelagueia mourra deux ans plus tard.

L’ascension de Koba commence en ce début de 1912. À la mi-février, il reçoit à Vologda la visite de son ami Sergo Ordjonikidzé de retour de Prague. Là, du 5 au 17 janvier, les bolcheviks réunis en conférence se sont constitués en parti distinct. La conférence, en comité très restreint, a rassemblé 14 délégués avec voix délibérative et 4 avec voix consultative (dont Lénine). Un nouveau Comité central de 7 membres, entièrement bolchevik, est élu, flanqué d’un bureau russe comprenant Koba et Ordjonikidzé. Lénine, dit-on souvent, a proposé au Comité central d’élire Koba, mais celui-ci a été battu. Il l’a néanmoins coopté dès la première réunion. Le procès-verbal dément cette thèse. Lénine ne propose pas Koba ; il fait voter le droit pour le Comité central de coopter de nouveaux membres à sa guise afin de combler les vides laissés par les arrestations probables. Et il coopte Koba à la première occasion.

Le nouvel élu ne saurait rester dans la morne Vologda, d’autant que l’assassinat de Stolypine a ouvert une crise politique. Le 29 février 1912, Koba part pour la capitale où il rencontre un autre nouveau membre du Comité central, Roman Malinovsky. Koba apprécie cet ancien métallurgiste à la crinière roussâtre, d’allure plébéienne mais portant cravate, grand buveur, dépensier, bon orateur, qui pense, comme Koba, que la vulgarité fait prolétaire, l’antithèse en un mot des phraseurs amateurs de tempêtes dans un verre d’eau. Koba ne sait pas que, condamné jadis à trois ans de prison pour vol avec effraction, cet individu porte le nom d’un homme dont il a dérobé les papiers d’identité et travaille pour la police. Cela ne l’a pas empêché d’être l’un des fondateurs du syndicat des métallurgistes de Saint-Pétersbourg en 1906 et d’avoir été arrêté cinq fois par la police, soit parce qu’il a été raflé dans une réunion subversive et que la police ignore qu’il travaille pour l’Okhrana, soit parce qu’il s’est fait délibérément prendre dans une réunion qu’il a lui-même dénoncée. Ainsi, en novembre 1910, il a été arrêté à une réunion clandestine des délégués ouvriers d’un futur congrès antialcoolique dont il a donné l’adresse à l’Okhrana. Il recopie les confidences de Koba. Zoria Serebriakova, fille du vieux bolchevik Serebriakov, condamné à mort au deuxième procès de Moscou en janvier 1937, a retrouvé un rapport de l’Okhrana consignant ces propos et affirmant : « Koba a communiqué des renseignements confidentiels secrets sur les derniers événements de la vie du Parti », dont une description de plusieurs militants bolcheviks. Elle en conclut que Koba est un agent provocateur[168]. Mais l’Okhrana qualifie de « renseignements strictement confidentiels » tout ce qu’un indicateur collationne et transmet. Malinovsky sait, grâce à sa familiarité affectée, tirer les vers du nez à Koba, pour une fois trop bavard.

À part cela, que fait Koba ? Il descend à Bakou réorganiser l’activité des comités bolcheviks, puis à Tiflis, sans avoir prévenu Lénine, alors installé à Paris et qui, sans nouvelles de lui, s’impatiente. Le 28 mars 1912, il écrit à Ordjonikidzé : « Aucune nouvelle d’Ivanovitch [l’un des nombreux pseudonymes de Koba]. Que fait-il ? Où est-il ? Comment va-t-il[169] ? » Il reçoit bientôt des nouvelles qui le stupéfient. Koba, deux mois après la rupture décidée à Prague, suggère à Lénine de s’unir avec les mencheviks ! À Bakou, il propose aux mencheviks de constituer un centre dirigeant commun et une commission électorale commune pour les élections toutes proches à la Douma. Kroupskaia commente : « Il est manifeste que Koba est absolument coupé de tout, comme s’il tombait du ciel ; sinon sa lettre pourrait produire une impression accablante. » Koba envoie le 30 mars un article à la revue Le Social-Démocrate à propos de la réunion de Bakou. On en chercherait en vain la trace dans ses Œuvres complètes. L’élève et le second de Lénine prônant alors l’unité avec les mencheviks, cela faisait désordre en 1948…

Il repart pour Saint-Pétersbourg, le 1er avril. En chemin, il s’arrête à Rostov-sur-le-Don où il transmet à Rosa Schweitzer, la responsable du comité bolchevik, des instructions pour l’activité dans la région du Don. Vingt ans plus tard, elle se rappellera encore sa silhouette mince sous un manteau léger noir et un chapeau sombre qui recouvrait à moitié son épaisse chevelure noire. De retour à Saint-Pétersbourg, le 12 avril, il participe au lancement du journal bolchevik officiel, la Pravda, dont le premier numéro sort le 22 avril. Koba a rédigé un éditorial prophétique : « Un mouvement fort et vigoureux est impensable sans controverse. Une totale conformité de vues ne peut mener qu’au cimetière. » Il est arrêté le même jour.

Après un séjour de trois mois en prison, Koba est condamné à trois ans d’exil dans la région de Narym, sur le fleuve Ob en Sibérie occidentale, à la frontière de la taïga, immense plaine recouverte de forêts et parsemée de lacs et de marécages. Parti de Saint-Pétersbourg le 2 juillet, il y arrive le 22. Il ne profite guère des 7 roubles 40 kopecks que la gendarmerie verse mensuellement à chaque exilé pour couvrir ses dépenses de nourriture (la livre de pain noir coûte alors 2 kopecks, la livre de pain blanc 5 kopecks, la livre de sucre 18 kopecks, le poisson de rivière 2 kopecks la livre). Il s’enfuit de ce séjour désolé et désolant le 1er septembre, et revient à Saint-Pétersbourg le 12. En 1931 et 1932, il enverra près de 400 000 paysans de tous âges mourir de faim dans ces territoires désertiques.

À Saint-Pétersbourg, il s’installe avec le bolchevik Aron Solz dans une petite pièce qui flanque la cuisine du grand appartement de Tatiana Slovatinskaia, militante elle aussi, dans l’île Vassilievski, au nord-ouest de la ville. Les deux hommes dorment sur un étroit lit de fer d’une personne. Koba reste calfeutré plusieurs jours avant de se présenter à la propriétaire, qui le persuade difficilement de dormir dans une pièce plus vaste ; elle le trouve « trop sérieux, renfermé et timide », et ajoute : « On aurait dit qu’il craignait surtout de déranger, de gêner les gens. » Elle l’invite en vain à manger avec les enfants le repas préparé par la femme de ménage : il s’enferme toute la journée dans son réduit, se nourrissant de bière et de pain[170]. Chargé de la campagne des élections à la Douma, il doit pourtant sortir de son repaire. Mais la police file en permanence « le Caucasien », dont elle donne un signalement précis : « Intellectuel, âge 32-35 ans, taille au-dessous de la moyenne, corpulence moyenne, brun, teint mat, nez droit, barbe rase, porte un petit chapeau noir et un vieux manteau avec un col[171]. »

Il assure alors, avec le jeune Skriabine, alias Molotov (de molot : le marteau), la direction de la Pravda. Ils s’installent tous les deux dans un petit appartement. Molotov en a gardé un souvenir aigre-doux : « Il m’a levé une fille, une Maroussia qui m’a quitté pour lui[172]. » Mais ils sont sur la même longueur d’onde politique ; les divisions avec les mencheviks attristent les deux amis qui coupent et rectifient les articles de Lénine, truffés d’attaques virulentes contre eux. Pour mieux marquer leur désaccord avec lui, sans pour autant l’exprimer, ils oublient d’envoyer ses honoraires à l’auteur. Faire ses coups en douce sans mot dire, telle est déjà sa règle de conduite.

La quatrième Douma, dite des Seigneurs, élue en novembre 1912, comporte, malgré la surveillance attentive des opérations électorales par la police et le clergé, treize députés sociaux-démocrates dont six bolcheviks. Le mouvement ouvrier retrouve alors un peu de sa vigueur. À la mi-février 1912, l’armée massacre près de 300 grévistes de la Lena Gold Fields en Sibérie. La colère est à l’origine d’une vague de grèves où se mêlent protestation politique et revendications salariales. Fin 1912, la Russie compte 725 000 grévistes, contre 105 000 à la fin de 1911. Le mécontentement social se conjugue avec une crise politique rampante. 1913, l’année du tricentenaire de la dynastie des Romanov, est marquée par l’affaire Beilis, ce juif de Kiev accusé de meurtre rituel. Cette provocation antisémite du ministère de l’Intérieur est mise en échec. Derrière les flonflons du tricentenaire, le régime se délite. L’autoritaire Nicolas II refuse tout dialogue, même avec la majorité monarchiste de la Douma ; il mécontente ainsi les cercles d’affaires et la noblesse, qui accepte mal que l’on choisisse systématiquement les ministres dans les rangs de la bureaucratie d’État et grogne contre Raspoutine.

Lénine, installé depuis juillet 1912 à Cracovie, en Pologne autrichienne, près de la frontière russe, y convoque Koba en novembre, puis du 26 décembre au 1er janvier, avec les six députés bolcheviks élus à la Douma en novembre, dont Malinovsky, et le Comité central. Il est mécontent des députés et de la rédaction de la Pravda, trop conciliants, trouve-t-il, avec les mencheviks. Les treize députés sociaux-démocrates forment un groupe parlementaire unique. Les bolcheviks ont appelé, le jour de l’ouverture de la Douma, à une grève que les mencheviks ont condamnée au nom du groupe. Les députés bolcheviks, peu rancuniers, ont néanmoins accepté de figurer dans la liste des collaborateurs du journal menchevik Loutch (Le Rayon).

De Cracovie, Staline écrit à Kamenev, alors à Genève et qu’il invite à venir le rejoindre pour rompre une solitude qui l’accable : « Je t’embrasse sur le nez à la mode esquimau […]. Je m’ennuie diablement sans toi. Je m’ennuie à mourir, je te jure. Je n’ai personne, je n’ai personne avec qui bavarder à cœur ouvert ! » Koba lui expose les errements des députés bolcheviks, qu’il attribue à son absence malencontreuse : « J’ai par hasard été absent d’une réunion de la fraction, et cela a suffi pour que les six fassent une bêtise avec Loutch…[173] » Or, il n’a guère d’autorité sur les six députés et se pousse ici du col. D’ailleurs, à Cracovie, hostile à la rupture avec les mencheviks, il affirme un vif souci de diplomatie : « Une politique tranchante à l’intérieur de la fraction est prématurée : elle repoussera les 7 [mencheviks] ; […] [il faut] se conduire délicatement et prudemment avec les 7 […] sans user à leur endroit de mots brutaux[174]. »

La réunion de Cracovie ne donne rien. Lénine se déchaîne contre la conciliante et molle rédaction de la Pravda qui lui a envoyé, écrit-il le 25 janvier 1913, « une lettre stupide et insolente […]. Il faut chasser ces gens-là […]. Il faut réorganiser la rédaction, ou plutôt chasser complètement toute l’ancienne[175] ». Le 9 février, il envoie Jacob Sverdlov reprendre le journal en main : « Il faut établir une rédaction de la Pravda à nous et casser la présente […]. Ces gens-là ne sont pas des hommes mais de pitoyables lavettes qui ruinent la cause[176]. »

Par chance, loin de l’orage, Koba coule alors des jours de travail paisible, mais néanmoins intensif, à Cracovie. Le 12 janvier 1913, dans la revue Le Social-Démocrate, apparaît pour la première fois la signature de K. Staline. Koba a jusqu’alors utilisé une vingtaine de pseudonymes, délaissant peu à peu les noms géorgiens pour des noms russes : il tâtonne, essaie Saline, Soline. Staline découle-t-il de la simple adjonction hasardeuse d’un « t » à Saline ? L’historien Pokhlebkine le fait venir du nom de Stalinski, traducteur et éditeur du Prince à la peau de tigre en 1888, Koba avait alors 10 ans, c’est donc plus que douteux. Plus tard, on fera dériver Staline de stal, l’acier, pour faire de lui l’homme d’acier. Pourtant, ce pseudonyme est alors dénué de toute signification symbolique, comme l’est celui de Kamenev (de kamen, pierre) utilisé par Léon Rosenfeld. Son fidèle ami Molotov dit explicitement de son côté : « Staline est un nom industriel[177]. » Staline donnera une explication évasive au journaliste américain Walter Duranty, en décembre 1933 : « Ce sont des camarades qui m’ont donné ce nom en 1911 ou, me semble-t-il, en 1910. Ils considéraient que ce nom m’allait bien. En tout cas, il m’est resté[178]. » À la relecture, Staline supprimera du texte publié ce passage qui donne à son pseudonyme une valeur circonstancielle anodine. Or, ce choix marque une rupture avec le passé : Koba était un nom géorgien provincial, symbolisant le révolté romantique marginal ; avec ce nom russe, Koba affirme une ambition nationale. Une ultime résistance le pousse un moment à signer K. Staline, mais le K, dernière trace de l’abrek caucasien, disparaît bientôt.

À la fin de janvier, Lénine envoie Staline à Vienne, pour y travailler à la bibliothèque centrale à l’élaboration de la position bolchevique sur la « question nationale », pour fixer, autrement dit, la doctrine sur les problèmes des minorités nationales opprimées de l’Empire russe et austro-hongrois. Voulant dénoncer l’« autonomie culturelle », ancêtre du communautarisme moderne, prônée par les socialistes autrichiens, et le fédéralisme, défendu par le Bund et les mencheviks géorgiens, qui lui est lié, Lénine a besoin pour cela d’un « allogène » authentique. Pourquoi envoie-t-il Staline à Vienne alors que la bibliothèque de Cracovie contient les mêmes ouvrages et que Koba ne parle ni ne lit l’allemand ? C’est une façon délicate de l’éloigner du domicile familial : Kroupskaia n’aime guère cet individu bougon dont les saluts se réduisent à des grognements indistincts. Cette décision marque le début d’une inimitié durable entre Kroupskaia et Koba.

À Vienne, Staline rencontre de jeunes bolcheviks, Nicolas Boukharine et Alexandre Troianovski notamment, qui lui traduisent les citations nécessaires. Un jour, Trotsky voit entrer dans la pièce où il boit le thé un homme un peu terne, au visage triste, aux yeux jaunes et à l’air agressif qui remplit son verre de thé au samovar, grogne puis s’en va. C’est Staline, qui vient d’envoyer à Saint-Pétersbourg un article consacré aux élections dans la capitale où il traite Trotsky de « simple bateleur aux muscles en toc qui, en cinq années de "travail", n’a réussi à rassembler personne[179] ».

De retour à Cracovie en février, Staline, bardé de citations, achève, sous le contrôle étroit de Lénine, le seul texte théorique consistant qu’il ait jamais signé : « Le marxisme et la question nationale », publié en mars et mai 1913 dans la revue Prosviechtchenie. Son apport personnel est patent : les références au Caucase et les deux derniers chapitres polémiques contre le Bund et les mencheviks caucasiens portent sa marque. Mais, s’agissant du style et de la construction, la comparaison de cet opuscule avec ses autres écrits intrigue : la répétition litanique d’affirmations tranchantes non démontrées, le lyrisme oratoire, les apostrophes vengeresses, le ressac mécanique des questions et des réponses, les images bibliques, les péremptoires « il est clair que », « il est évident que », le défilé des clichés, le piétinement sourd des truismes en marche, rien de tout cela ici. L’analyse est minutieuse, la discussion cohérente. Comment expliquer cette différence ? Lénine a certainement contrôlé et révisé le texte. Satisfait de son élève, il vante néanmoins dans une lettre à Gorki « notre merveilleux Géorgien[180] » qui a bien travaillé et n’a pas manifesté de désaccord avec lui.

À la mi-février, il revient à Saint-Pétersbourg où Lénine l’a chargé de veiller à l’application de ses directives par les députés bolcheviks de la Douma. Il s’installe chez Serge Alliluiev, dont la fille, la petite Nadejda, alors âgée de 11 ans, regarde ce conspirateur furtif avec des yeux admiratifs. Le 23 février, le comité bolchevik de Saint-Pétersbourg organise un concert que dans sa biographie il transformera en « soirée ». Malinovsky l’y invite. Il refuse. Malinovsky insiste. Staline se dit trop mal habillé. Malinovsky sort une cravate de sa poche, la lui noue autour de cou, l’emmène et s’installe avec lui à une petite table où deux policiers en civil viennent poliment l’embarquer. Le méfiant Staline, qui, plus tard, verra partout des agents provocateurs imaginaires, s’est fait berner par un mouchard authentique.

Cette fois, l’Okhrana ne badine pas. Staline est condamné à quatre ans d’exil dans la région de Touroukhansk en Sibérie centrale, près du cercle polaire, sur le cours inférieur de l’Ienissei, gelé six mois sur douze. Tout autour s’étend la taïga bourdonnant l’été de moustiques et de moucherons qui dévorent les visages et les mains, noyée sous la neige et balayée par les tempêtes l’hiver. La région ne possède pas de route praticable et la première voie de chemin de fer est à près de 1 000 kilomètres de là. S’évader de ce désert de glace confine à l’exploit : les rares téméraires qui le tentent périssent de froid et de faim ou sont livrés par les paysans à qui les autorités paient le fuyard trois roubles. Staline reprendra cette tradition pour les évadés du Goulag. On exile là-bas des gens jugés dangereux qui, souvent, coupés de tout dans ce désert hors du temps, meurent de tuberculose, sombrent dans le désespoir ou se suicident. Doubrovinski, membre du Comité central bolchevik, s’y donne ainsi la mort à l’âge de 36 ans.

Staline part le 2 juillet pour son lieu d’exil, et arrive à Krasnoïarsk le 11. Il en repart quatre jours après pour Touroukhansk, où il arrive le 10 août. Il s’installe dans le petit village de Kostino, où il vit un moment dans l’isba au toit de chaume, humide et froide, où Jacob Sverdlov, exilé peu avant lui, a loué une chambre contiguë à celle des propriétaires et de leurs nombreux enfants, sans pétrole pour s’éclairer. En 1912, Lénine avait chargé Sverdlov de remettre dans la ligne la rédaction de la Pravda dirigée alors par Molotov et Staline, qui ne pouvait guère oublier et pardonner cette humiliation. Au début, la coexistence entre les deux hommes est à peu près pacifique, mais cela ne dure guère. En mars 1914, Sverdlov écrit à sa femme : « C’est un brave garçon, mais beaucoup trop individualiste dans la vie quotidienne, alors que je crois au moins à un semblant d’ordre[181]. » Les deux hommes allant souvent à la chasse, Staline, que les paysans appellent eux aussi « le Grêlé », se procure un chien qu’il nomme Iachka, diminutif de Jacob. Sverdlov n’apprécie pas la plaisanterie. Staline confie la vaisselle sale au chien ; une fois léchée par Iachka, la vaisselle est propre, déclare-t-il à son voisin[182]. Comme il juge aussi superflu de faire le ménage, les rapports des deux hommes se dégradent vite. En mai, Sverdlov souligne : « Dans les conditions de la prison et de l’exil, un homme se révèle tel qu’il est avec ses défauts les plus mesquins[183]. » Il change d’isba, laissant Staline seul dans la sienne. Un mois plus tard, Sverdlov se plaint à sa femme des « conditions horribles » dans lesquelles il vivait à Koureika : « Le camarade avec qui je vivais s’est montré impossible dans la vie de tous les jours. Nous avons cessé de nous voir et de nous parler[184]. » Ils se reverront au Comité central.

Jusqu’en janvier 1914, Staline reçoit régulièrement la Pravda qui l’informe sur la montée des grèves. Le 23 avril 1914, 75 000 ouvriers débraient à Saint-Pétersbourg et 54 000 à Moscou contre l’exclusion temporaire de la Douma des députés sociaux-démocrates et travaillistes, coupables d’obstruction à l’encontre du Premier ministre. Grèves et barricades saluent la visite de Raymond Poincaré à Saint-Pétersbourg en juillet. La guerre étouffera cette agitation en donnant au tsarisme un illusoire sursis.

À Touroukhansk, Staline est dès le début rongé par les soucis matériels. Ses lettres à ses camarades évoquent surtout des problèmes d’argent. L’allocation gouvernementale mensuelle de 3 roubles qu’il touche, comme tous les exilés administratifs non privés de leurs droits civiques, est insuffisante. Il s’ennuie, son moral est au plus bas. Contrairement à l’habitude des nouveaux arrivants, il refuse de faire aux vieux exilés une conférence sur la situation politique et s’enferme aussitôt dans sa cabane. En octobre, il écrit une supplique à Zinoviev, qui se trouve à Cracovie : « À la suite du voyage je suis malade […]. Envoyez-moi de l’argent, envoyez-moi des livres[185]. » En novembre, Zinoviev lui annonce la publication en brochure de ses articles sur la question nationale et promet de lui en régler les honoraires par tranches. Staline en informe aussitôt Malinovsky à Saint-Pétersbourg et sollicite son appui : « J’espère qu’en cas de parution, tu sauras me défendre et que tu réussiras à m’obtenir mes honoraires[186]. » Au même moment, il écrit à Alliluiev : « Enfin, j’ai reçu votre lettre. Je pensais que vous m’aviez oublié […]. Je vis mal, je ne fais presque rien. Qu’est-ce que je peux faire en l’absence totale ou presque totale de mes chers livres[187] ? » Selon un ancien exilé, il aurait pourtant confisqué, après sa mort, la bibliothèque de Doubrovinski, contrairement à l’usage qui livrait à la collectivité les affaires des camarades décédés.

Ce même mois, il adresse une lettre désespérée et embarrassée à son ancienne logeuse Tatiana Slovatinskaia : « J’ai un peu honte de vous écrire, mais que faire, c’est le besoin qui m’y pousse. Je n’ai pas un kopeck. J’avais un peu d’argent, mais il est parti en vêtements, chaussures et en vivres, qui sont affreusement chers ici. » On lui fait encore crédit, mais pour combien de temps ? Pourrait-on lui envoyer 20 ou 30 roubles, car il n’a pas acheté assez de bois de chauffage et, alors qu’il fait déjà 33 en dessous de zéro, il va en manquer. Pendant qu’il écrivait cette lettre, il a reçu un colis de linge neuf de cette Tatiana. Il remercie et s’excuse, confus : « Je ne voulais que mon vieux linge personnel et voilà que vous m’en achetez du neuf, que vous faites des frais, c’est dommage, vous n’avez pas beaucoup d’argent[188]. » Cette délicatesse est passagère. Il ajoute huit jours plus tard une nouvelle supplique : « Gentille amie, ma gêne croît d’heure en heure, je suis dans une situation désespérée, et par-dessus le marché, je suis malade : une toux suspecte. J’ai absolument besoin de lait, mais… l’argent, je n’ai pas d’argent. Ma très chère, si vous me trouvez quelques sous, envoyez-les aussitôt par mandat télégraphique, je ne peux plus attendre[189]. » Staline châtiera plus tard la famille de Tatiana Slovatinskaia : son gendre sera exécuté, son fils et sa fille exilés.

Il s’impatiente et, en décembre, dans une lettre à Zinoviev, il évoque sa bronchite chronique et réclame en urgence les honoraires dus pour « Le marxisme et la question nationale » : « J’ai, dit-il, effroyablement besoin d’argent. Tout cela ne serait pas grave sans ma maladie, mais cette maudite maladie qui exige des soins (donc de l’argent) me fait perdre mon équilibre et ma patience. J’attends[190]. » Il rappelle sa demande de livres en allemand pour compléter et refondre ses articles. Sa lettre à Malinovsky du même mois n’est qu’une longue plainte ; le futur dictateur de l’URSS s’épanche avec des accents désespérés dans le giron du provocateur policier qu’il n’a pas décelé : « Je ne me suis jamais trouvé dans une situation aussi effroyable. Je suis à sec, j’ai attrapé une toux suspecte à la suite d’une vague de froid (–37), mon état général est maladif, je n’ai plus de réserves ni de pain, ni de sucre, ni de viande, ni de pétrole (tout l’argent est parti pour les dépenses courantes, les vêtements et les chaussures). Et ici tout est cher : le pain de seigle 4 kopecks et demi la livre, le pétrole 15 kopecks, la viande 18 kopecks, le sucre 25 kopecks. Il faut du lait, il faut du bois… mais l’argent, pas d’argent, mon ami. Je ne sais pas comment je passerai l’hiver dans un tel état. » N’ayant « ni parents riches ni riches amis », il prie les députés bolcheviks et le président du groupe parlementaire social-démocrate, le menchevik géorgien Tchkéidzé, de lui envoyer de toute urgence 60 roubles prélevés sur leur fonds d’aide aux victimes de la répression. « Je n’ai plus personne à qui m’adresser et je n’ai pas envie de crever ici sans même t’avoir écrit une seule lettre. […] attendre plus longtemps cela signifie crever de faim, et je suis déjà épuisé et malade. » Badaiev lui aurait envoyé 20 ou 25 roubles, mais il a reçu en tout et pour tout, depuis son arrivée, 44 roubles de l’étranger et 25 de Petrovski…[191]

Malinovsky lui envoie 60 roubles. Le moral remonte alors, et Staline pense reprendre son difficile apprentissage des langues étrangères. Fin février, il demande par lettre au président d’une société d’aide aux exilés russes sise à Paris de lui envoyer un dictionnaire de poche franco-russe et quelques numéros d’un journal en anglais pour étudier la langue. Lénine a malheureusement informé Malinovsky, qui alerte aussitôt l’Okhrana, de son désir de faire évader Staline et Sverdlov. Au début de mars 1914, le gouverneur de Krasnoïarsk exile Staline à Koureika, un village de pêcheurs désolé au nord du cercle polaire sur la rivière gelée du même nom, et lui confisque ses 60 roubles. La région est habitée par les Ostyaks, peuplade de chasseurs, éleveurs de rennes ou pêcheurs d’origine mongole, au visage camus, ivrognes invétérés, convertis de force à l’orthodoxie après des siècles de paganisme. Ils combattent par la vodka le typhus, la syphilis et le froid d’un trop long hiver. Staline va vivre plus de trois ans parmi ces populations analphabètes, abruties par la faim, le froid, l’alcool, la crasse et la maladie.

De Koureika, le 10 avril 1914, Staline félicite Malinovsky pour ses articles et ses interventions à la Douma, et lui demande de lui faire parvenir la Pravda qu’il ne reçoit plus. Pour déjouer la censure, il suggère naïvement que Staline est un autre que lui : « Je dirai à I. Staline qu’il écrive plus souvent » ; il annonce de sa part trois articles, un sur les fondements du marxisme et deux sur la question nationale, dont un texte « populaire pleinement accessible aux ouvriers ». In fine, il annonce à son ami son transfert à Koureika et commente avec résignation la confiscation des 60 roubles : « C’est la vie, frère […]. À un moment, j’ai pensé m’en aller, mais j’ai abandonné cette idée, je l’ai définitivement abandonnée. Il y a beaucoup de raisons à cela », qu’il promet de lui exposer en détail[192]. Il ne pourra faire cette imprudente confidence. Pour le nouvel adjoint du ministre de l’Intérieur, Djounkovski, la présence d’un provocateur à la Douma affaiblit l’institution et la discréditerait si elle était révélée. Le 8 mai 1914, il contraint à la démission Malinovsky qui s’enfuit à l’étranger. Staline y perd son principal correspondant.

À la veille de la guerre, la Russie semble s’intégrer au peloton des pays développés. Son industrie a atteint un très haut niveau de concentration : 392 entreprises de plus de 1 000 ouvriers rassemblent 44 % de la main-d’œuvre ouvrière, pourcentage deux fois et demi plus élevé qu’en Allemagne. Mais les apparences sont trompeuses. Les usines allemandes reposent sur une division du travail poussée ; les grandes fabriques russes sont souvent polyvalentes, flanquées de magasins destinés à l’approvisionnement des ouvriers et de dortoirs ; elles emploient en outre une main-d’œuvre à demi paysanne, souvent peu qualifiée. La mécanisation vise à compenser sa faible qualification, non à l’économiser. Le gigantisme est, de ce point de vue, plus un signe d’arriération que de modernité. De plus, la métallurgie et le textile russes vivent surtout des commandes de l’État, de l’armée, de la flotte et des chemins de fer. La guerre qui vient exige des rails, des canons, des navires, des fusils, des uniformes. La Russie dispose, en 1913, d’une flotte de guerre mais quasiment pas de marine marchande. Le développement industriel est enfin placé sous contrôle partiel de l’étranger : les banques françaises possèdent 22 % du capital des banques russes, les banques allemandes 16 %, les banques anglaises 5 %.

L’agriculture paraît florissante. Deux récoltes abondantes, en 1909 et 1913, facilitent les exportations. En 1913, année exceptionnelle, la Russie vend près du tiers des céréales commercialisées sur le globe. Mais ces chiffres dissimulent une réalité sociale dramatique : la consommation intérieure stagne. Une mauvaise récolte suffit à ressusciter le spectre de la disette, comme en 1911. Un tiers des exploitations agricoles n’ont pas de cheval, un tiers ne possèdent aucun matériel agricole. L’accroissement de la production s’explique surtout par celui de la population paysanne. La productivité du travail est faible ; son amélioration provient plus de l’intensification du travail que des investissements, réservés aux grosses exploitations ; la structure de la propriété lie exportation et misère paysanne : en Russie d’Europe, 30 000 grands propriétaires possèdent 70 millions d’hectares, 2 300 en moyenne par ferme, et les 10 millions d’exploitations les plus pauvres le même nombre, soit 7 hectares par foyer. Juste de quoi mourir de faim. Pour survivre, le paysan pauvre doit louer ses bras au gros propriétaire ou au koulak (paysan riche) du lieu, en un rappel de la corvée d’antan. « La guerre de classe à la campagne se prépare dans les profondeurs de la réforme de Stolypine[193] », souligne Hélène Carrère d’Encausse.

En 1913, le revenu national par tête d’habitant de l’Empire russe représente les deux cinquièmes de celui de la France, un tiers de celui de l’Allemagne, un cinquième de celui de l’Angleterre et un huitième de celui des États-Unis. Mais la structure sociale de la Russie en rend la répartition plus inégalitaire et les dépenses parasitaires de la Cour et de la bureaucratie en dévorent une bonne partie. La guerre va brutalement souligner, puis aggraver, tous les vices de l’Empire.

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